Dans le brouillard du temps : «Le Mariage» de Willem Elsschot
Le romancier flamand Willem Elsschot (1882-1960) est essentiellement connu pour son œuvre en prose. Quoique de volume modeste, elle appartient à ce que la littérature d’expression néerlandaise a produit de meilleur au XXe siècle. Paul Claes, traducteur du petit recueil bilingue (français – néerlandais) qui vient de paraître sous le titre Le Mariage – Het huwelijk, précise néanmoins qu’Elsschot «a débuté comme poète».
Le recueil qui nous est proposé compte dix-sept poèmes seulement, en édition bilingue. Les quatorze premiers sont effectivement des textes de jeunesse, puisque écrits entre 1902 et 1910, alors que Willem Elsschot est dans sa vingtaine, mais les trois derniers sont datés de 1933-1934.
Deux thématiques majeures tracent une frontière de fond dans la poésie de Willem Elsschot. La précarité, l’insuffisance physique et morale, l’exploitation de l’homme par l’homme, constituent un premier bloc, qui convoque des figures telles que le pauvre, « maudit et outragé / comme si ton corps fut jugé / digne d’essuyer chaque offense », le bossu, le vieillard ou encore, sur le tard, dans le poème le plus long du recueil, le patron ayant honteusement tiré profit de ses travailleurs-esclaves, sans aucune considération pour eux: «Sinistre saligaud barbu, / esprit stérile au corps poilu / toi qui traitais tes employés / comme des soldats stipendiés». Ce dernier poème, daté de 1934, est sans nul doute le plus immédiatement politique des textes proposés ici, fustigeant l’attitude du riche spoliateur en même temps que le poète s’interroge sur l’incompréhensible passivité des ouvriers opprimés.
Comme en miroir, la figure d’une autorité renversée traverse la poésie de Willem Elsschot, celle de sa maman à qui il dédie quatre poèmes entre 1902 et 1908. Les deux premiers comportent explicitement en leur titre le possessif «ma» devant le vocable «mère», comme si le jeune homme éprouvait un besoin vital de resituer la relation dans son intimité originelle, à mesure qu’elle lui échappe.
Il se remémore les instants passés sur ses genoux, blotti contre son sein; les étreintes et la prière au pied du lit ont cédé le pas à la distance et au silence: «Nos vieilles amours sont-elles éteintes? Maman, est-on devenus étrangers?» De poème en poème, la tendresse prend toute son épaisseur tandis que les enfants se sont définitivement éloignés, au contraire de la mort qui envahit progressivement les lieux. La mère, cet être qui engendre, devient la femme, entre toutes les femmes: «Vous qui vivrez dans un autre âge, / écoutez ma parole sage : / empoignez cette main chère, / servez la femme qui est mère», écrit-il encore en 1934, dans la dernière strophe du dernier poème.
Parle-t-il de sa propre mère? De sa femme, Fine, à qui il dédie aussi un poème dans le recueil, et qui meurt le lendemain de sa propre mort, le 31 mai 1960 ? De la Mère en général, féminin sacralisé par la versification? Le dernier poème porte en lui ce que son titre énonce: le regret. Il n’y a aucun poème qui échappe à ce temps qui passe irrémédiablement, comme si leur auteur était, pour paraphraser Alfred de Musset, «né trop tard dans un monde trop vieux». Une même fatalité recouvre comme une obsession ces poèmes espacés de quelque trente années. Cette malédiction qu’aucun au-delà ne peut atténuer ne s’applique cependant pas à la même personne: les ravages du temps sont d’abord extérieurs au jeune Willem (sa mère, un vieillard), avant qu’ils ne le frappent peu à peu. Fine, femme «que la gloire des larmes inonde», est idéalisée en 1903. Sept ans plus tard, en un poème qui donne son titre au recueil tout entier, comme une pliure brutale entre deux époques, le poète fait un constat de l’échec du mariage -le sien? celui de ses parents? – pris dans les rets de la durée. La jeunesse, «flamme, / dans laquelle a trempé mon âme», a passé.
Willem Elsschot écrit au début du XXe siècle, avant que la versification classique ne vole en éclats. Est-ce pourquoi Paul Claes, dont on connaît le goût prononcé pour les formes classiques (il reçut le prix du sonnet des Amis de Ronsard en 2011) et la rime, a choisi de traduire quelques-uns de ses poèmes? Le philologue flamand, connu pour ses nombreuses traductions d’auteurs aussi différents que Catulle, Rilke, le poète flamand Guido Gezelle (1930-1999), James Joyce ou encore Rimbaud, rend le texte néerlandais par des vers métrés et, autant que possible, rimés. Le traducteur privilégie ainsi une version qui exprime ce que le vers fait et non seulement ce qu’il dit. C’est réussi.